Par Didier Fassin
A la gauche, on reproche souvent d?avoir fait siens les th?mes de l?ordre et de la s?curit?, qui sont typiquement ceux de la droite. C?est vrai, ? en juger par l??volution de son discours des deux derni?res d?cennies, mais peut-?tre n?est-ce pas l? l?essentiel. Ne faut-il pas plut?t s?inqui?ter que, sur ces questions, comme sur bien d?autres, concentr?e sur les seules cons?quences, elle ne parvienne plus ? agir sur les causes, et m?me ne s?autorise plus ? les discuter publiquement.
S?il y a une diff?rence fondamentale entre la gauche et la droite, elle r?side dans la capacit? et la volont? d?aborder les probl?mes de la soci?t? en termes de causalit? sociale et pas seulement de responsabilit? individuelle. L? o? la pens?e lib?rale lie un individu et un acte par une relation rationnelle (?tre endett?, quand on est pauvre, c?est ne pas savoir g?rer ses ressources, et s?enrichir, c?est se montrer entreprenant), l?analyse progressiste int?gre des logiques et des m?canismes sociaux (l?endettement des familles modestes et l?enrichissement des ?lites renvoient ? des enjeux plus larges d?in?galit?s, et donc de justice).
C?est dans le domaine des ?carts ? la loi ? du moins lorsqu?ils concernent la d?linquance ordinaire, car la d?linquance ?conomique b?n?ficie d?un traitement diff?rent ? que le contraste est le plus marqu? : pour les uns, seule est ? consid?rer la responsabilit? de l?individu et l?unique r?ponse est la sanction ; pour les autres, le contexte social est aussi ? prendre en compte et la r?ponse doit inclure la pr?vention. Notons que, contrairement ? la caricature qui en est faite, il ne s?agit pas, dans le second cas, de substituer le social ? l?individuel et la pr?vention ? la sanction, mais de les associer.
Or, les explications structurelles sont devenues inaudibles dans les soci?t?s contemporaines, et les gauches de gouvernement semblent les avoir d?laiss?es dans leur rh?torique aussi bien que dans leurs politiques, comme si elles ?taient devenues la marque infamante de leur laxisme. En France, la formule fameuse de Lionel Jospin r?duisant la recherche des causes sociales ? une ? excuse sociologique ? a exprim? de la mani?re la plus claire cet abandon, que son parti semble avoir, depuis lors, ent?rin?. Ainsi, la v?ritable ?volution des deux derni?res d?cennies n?est pas tant l?adoption des th?mes de la droite que le renoncement aux id?es de la gauche.
C?est ce qu?une s?rie de faits r?cents d?montrent, ? commencer par la r?ponse aux d?sordres urbains d?Amiens et l?attitude adopt?e face aux Roms. Dans les deux cas, le gouvernement fait le choix de traiter les effets (destructions de biens publics et priv?s, pour le premier, occupations ill?gales de terrains, pour le second). Il lui est d?autant plus facile de se r?clamer du bon droit de celui qui entend faire respecter la loi que cette s?v?rit? suppos?e juste lui permet de ne pas aborder l?embarrassante question du pourquoi des d?sordres urbains et des campements irr?guliers.
A vrai dire, les causes de ces probl?mes ne sont pas absentes des discours, mais elles sont si vagues, g?n?rales et inaccessibles que leur invocation est rh?torique : on parle du ch?mage et du d?soeuvrement dans les cit?s, d?un c?t?, on mentionne la n?cessaire int?gration europ?enne et la responsabilit? des autorit?s roumaines ou bulgares, de l?autre. Mais qu?en est-il des causes sur lesquelles le pouvoir pourrait agir?
Dans les cit?s, trois d?cennies d??meutes nous ont appris qu?elles sont toujours cons?cutives ? des interactions violentes avec la police, dont les plus tragiques d?bouchent sur la mort de jeunes hommes de milieu populaire et d?origine immigr?e. Bien s?r, il y a des in?galit?s ?conomiques, du sous-emploi, de la pauvret?, de la pr?carit?, et ce sont l? des probl?mes dont souffrent les habitants de ces quartiers et auquel il faut apporter des solutions.
Mais ce n?est pas ce qui explique les d?sordres urbains, dont on sait qu?ils n?ont rien ? voir avec les violences entre bandes rivales ou autour de pratiques mafieuses, comme ? Marseille ou Belleville, avec lesquelles on les amalgame. Ces d?sordres r?sultent du sentiment d?injustice, d?humiliation et d?impuissance ?prouv? par des populations soumises au harc?lement policier, aux vexations et aux discriminations, du seul fait du lieu o? elles r?sident et de l?image qu?on leur associe.
Ce qui est vrai en France l?est aussi ailleurs, en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis notamment. Mais, dans ces deux pays, le pouvoir a mis en place, apr?s de tels ?v?nements, des commissions d?enqu?te qui ont abouti ? des recommandations, en partie suivies. A New York, ? la suite de mobilisations citoyennes et de proc?s intent?s contre les contr?les au faci?s, un changement de politique a conduit ? une diminution d?un tiers des contr?les d?identit?. En France, aucun gouvernement n?a engag? depuis trente ans avec les forces de l?ordre un travail de fond visant ? faire reculer les pratiques d?exception mises en oeuvre dans certains territoires.
S?agissant des gens du voyage en g?n?ral et des Roms en particulier, les rapports minist?riels et parlementaires ?tablissent de mani?re r?currente que la loi qui impose aux communes de plus de 5 000 habitants d?am?nager une aire d?accueil est viol?e par la majorit? d?entre elles, et surtout par celles conduites par des majorit?s de droite. Les pr?fets charg?s de faire respecter cette r?glementation ferment les yeux. Le gouvernement ne d?nonce pas ces pratiques qui conduisent les populations concern?es ? installer sur des terrains vagues leurs campements dont il peut ordonner en toute s?r?nit? la destruction au nom de leur insalubrit? et de leur irr?gularit?. Il annonce m?me que seront expuls?s ceux qui ne peuvent subvenir ? leur existence apr?s trois mois de s?jour tout en maintenant l?essentiel des dispositifs qui les discriminent sur le march? de l?emploi.
La France est l?un des seuls pays occidentaux qui ont fait des questions d?ordre et de s?curit? le coeur de leur d?bat public national. Introduites par l?extr?me droite et reprises par la droite, elles sont devenues pour la gauche d?abord un fardeau dont elle ne savait comment se d?barrasser et d?sormais une ressource qu?elle utilise avec l?espoir de futures victoires ?lectorales. Au moins aurait-on pu s?attendre ? ce qu?elle les traite avec un souci de justice et en s?attaquant aux causes en m?me temps qu?aux effets. Il n?en est rien.
Affirmant qu?il ne fait qu?appliquer la loi, le gouvernement choisit en fait de l?imposer aux seules victimes des in?galit?s, ignorant les manquements lorsqu?ils sont le fait des forces de l?ordre ou des autorit?s municipales. Ce choix lui ali?ne les citoyens qui continuent de croire dans les valeurs de la gauche, mais aussi les policiers et des maires qui s?efforcent de d?fendre, par leurs pratiques, les principes de l??galit? r?publicaine.
Didier Fassin
Source?: article publi? dans Le Monde dat? du 26 .09.2012
http://www.lemonde.fr
Didier Fassin est professeur de sciences sociales ? l?Institute for Advanced Study de Princeton et directeur d??tudes ? l?EHESS. Il est l?auteur de ??La Force de l?ordre. Une anthropologie de la police des quartiers?? (Ed.Seuil, collection La Couleur des id?es, 408 pages, 21 ?, ?2011).
| Envoyer ? un(e) ami(e) ? La crise sans fin || N?incriminons pas le ? printemps arabe ? ! ?bachelorette penn state Ernie Els Teen Choice Awards 2012 Aurora victims usher James Holmes
No comments:
Post a Comment
Note: Only a member of this blog may post a comment.